Elle poussa la grille

Elle poussa la grille

 

 

Elle poussa la grille qui d’abord résista, puis s’ouvrit en grinçant, comme à l’habitude. Le jardin s’étendait devant elle, envahi par les mauvaises herbes.

 

Quand elle était petite, c’était un vaste terrain de jeux, avec ses détours, ses cachettes, ses mystères. Aujourd’hui, elle le voyait tel qu’il était, petit jardin de grande ville, resserré entre les immeubles qui l’écrasaient.

Le chemin de dalles s’effaçait sous les mousses et les herbes qui l’envahissaient. Il y avait bien longtemps maintenant que personne ne s’en préoccupait plus.

Au fond du jardin, dans la cabane ouverte où ils venaient prendre le frais à la lueur d’une bougie, les soirs d’été, un fatras de chaises cassées, d’outils rouillés s’entassait à côté de la carcasse de sa défunte mobylette.

La maison avait pris un air d’abandon, déjà. Sa mère n’avait déménagé qu’il y avait deux ou trois semaines, mais la vie avait déserté les lieux bien avant, depuis la mort de son père.

 

La porte d’entrée s’ouvrit facilement. Elle monta l’escalier. Le vide des pièces la saisit. La moquette avait été arrachée, quelques lambeaux restaient accrochés dans les recoins.

Dans la salle de bains, les tuyaux n’aboutissaient plus nulle part. Là où s’étaient trouvés la baignoire et le lavabo, la peinture commençait à s’écailler.

Le frigo était resté là. On l’avait donné, pourtant. Mais il était vieux, et il y avait deux étages à descendre d’un escalier étroit.

 

Elle avait rendez-vous pour rendre les clefs. Dans quelques semaines ou quelques mois, la maison serait démolie.

 

 

v 

 

 

Si c’est pas malheureux ! Une si jolie maison ! Et dire qu’ils vont nous la démolir… pour mettre quoi à la place, dites-le moi ? Un de ces affreux immeubles modernes, bien sûr… qui va nous bouffer notre soleil… Et le jardin… Tiens, il y a quelqu’un, on dirait. Mais ma parole, c’est la petite du Docteur ! Je dis la petite… il y a bien longtemps qu’elle n’habitait plus là, déjà. La pauvre dame y restait seule, depuis la mort du Docteur.

Le jardin, c’est surtout lui qui s’en occupait. Je me souviens quand il taillait ses rosiers, le dimanche… C’est qu’il le soignait, son jardin ! Un monsieur bien aimable… Du vivant de mon Roger, quand on le croisait, il avait toujours un mot pour lui, il lui donnait des conseils pour ses douleurs, avec son drôle d’accent. Roger, il l’avait à la bonne le Docteur, même que c’était un étranger, parce qu’il avait fait les Brigades en Espagne, comme lui. Ça crée des liens.

Tiens, elle entre dans la maison. Je me demande bien ce qu’elle peut encore y faire. Ils ont tout vidé, il paraît. Faut dire, comme ils vont démolir, il n’y a pas de raison de se gêner.

La petite, je l’ai vue grandir. Elle jouait souvent dans le jardin, quand il faisait beau. Mais elle traînait bien aussi dans la rue, avec les autres gosses du quartier, et ça… Quand on a un jardin beau comme ça, on ne devrait pas courir dans la rue, je le disais toujours à mon Roger.

Sa dame, au Docteur, je la croisais moins souvent. C’est pas qu’elle n’était pas aimable, mais elle était moins causante que son mari. Elle avait toujours l’air pressée. Bien élégante, aussi. Depuis la mort du Docteur, on ne la voyait plus dans le jardin, elle entrait et elle sortait, c’est tout. Si c’est pas malheureux ! Personne ne s’en est plus occupé, des rosiers…

Je me demande ce qu’ils vont mettre comme fleurs, dans le jardin du nouvel immeuble…

 

 

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Dans quelques semaines, ou quelques mois, la maison serait démolie. Le grand acacia dont les feuilles vertes couvertes de neige égayaient parfois ses tristes journées d’hiver serait abattu. La vieille chouette qui depuis tant d’années les guettait depuis sa fenêtre aurait tout un immeuble à espionner.

 

La grille a grincé à nouveau. Ce doit être le type de la gérance avec lequel elle a rendez-vous.

Il prend son temps pour monter. Il doit admirer la maison… Tiens, c’est un homme jeune. Elle ne l’imaginait pas comme ça. Elle le salue à peine, d’une voix qu’elle ne reconnaît pas, sèche, dure : « Alors, vous êtes content ? » Il se défend comme il peut, pose la mauvaise question : « Qu’auriez-vous fait, à la place du propriétaire ? » Elle l’aurait habitée, pardi ! Elle n’a d’ailleurs jamais compris. Si elle avait été propriétaire de sa maison, toute blanche, du petit perron de pierre qui descendait au jardin, de la porte d’entrée verte surmontée du balcon en fer forgé… Si elle avait été propriétaire des fenêtres à vitraux du salon, du petit escalier étroit et raide qui montait au second, de sa grande chambre toujours pleine de soleil, elle ne serait certes pas allée s’enfermer dans un appartement qu’elle ne pouvait  imaginer que sinistre, avec ses couloirs interminables et ses grandes pièces vides où n’arrivait jamais la lumière…

Le jeune type est là, en face d’elle, tout rouge, se dandinant d’un pied sur l’autre. Elle lui tend les clefs. L’entrevue n’a duré que quelques instants.

 

Elle se retrouve dans la rue. Elle marche très vite. Elle se sauve sans regarder derrière elle.

 

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