Une série de neufs textes écrits entre 1990 et 2005.
La femme de Loth
Je marche. Nous fuyons. Si je me retourne, je serai statue de sel.
Je ne dois pas regarder derrière moi.
Je voudrais voir, pourtant, je voudrais savoir. Si je vois, je ne vivrai pas.
Mais si je vis sans savoir, l’image de ce que je n’ai pas vu me poursuivra.
Si je regarde en arrière, aurai-je le temps de voir ?
Serai–je sel d’avoir vu ou d’avoir voulu voir ?
Je me retourne tout d’une pièce, je vois, je deviens sel.
Je me retourne doucement : je tourne la tête, mon regard s’arrête sur ce que je ne dois pas voir,
je suis statue de sel.
Qu’ai-je vu ? Je ne peux même le penser. Pour savoir, je dois me retourner.
Si je vois, si je sais, je ne vis plus.
Je ne suis pas morte : je suis sel, matière inerte de cette terre, sel de la mer morte.
Je me suis retournée.
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Jusqu’au plus profond…
Intime. Plus qu’intime.
Jusqu’au plus profond de mes os
Il est inscrit que je suis ce que je peux être. Il-Elle. En moi.
Je n’ai d’eux que moi-même.
Leur image dans la mienne
Inconnue et tous les jours croisée dans le miroir
Sans savoir
Profondément, ils sont là
Jusqu’au plus profond de mes os.
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Tous ceux qui vont venir…
Tous ceux qui vont venir, avant la fin du jour, je les reconnaîtrai.
Je les ai rencontrés, déjà. La mémoire est cruelle, les traits de leur visage ne s’estomperont pas.
Je m’étais écartée, tranquillement, du chemin. Je musardais ainsi, la tête dans les étoiles.
Ils avançaient, tout droit.
Ils ne m’ont pas jeté la pierre, ils ne m’ont pas tendu la main.
Ils ne voulaient pas me voir, ne voulaient pas m’entendre ; mais j’étais là, dans le silence, à leur côté.
J’ai trébuché un jour ; je me suis relevée, doucement.
Puis, je me suis perdue.
Ce soir, avant la fin du jour, je les reconnaîtrai.
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Il était venu de loin…
Il était venu de loin, de très loin ; il avait marché longtemps.
Il était venu pour la revoir, elle. Il voulait se délivrer du poids de souvenirs trop figés ;
deviner comment la vie avait passé, les marques qu’elle avait laissées.
Il était arrivé à la nuit, à l’heure où les lumières s’allument.
Il désirait cette obscurité ;
il désirait cette lumière qui découperait pour lui les ombres d’une vie qu’il pourrait recréer.
Il voulait juste deviner. Se forger de nouvelles images d’une silhouette aperçue dans la nuit, derrière une fenêtre.
Silhouette voûtée, fatiguée ; ou bien silhouette élancée, pleine de vie, conquérante.
Silhouette solitaire ou accompagnée ; mouvante ou immobile.
Il s’inventerait des souvenirs, moins pesants, peut-être.
Il en bâtirait une histoire qu’il pourrait plus tard, avec le temps, faire sienne.
Devant la maison, il s’est arrêté. Il n’y a plus rien, que le vide.
Il est reparti, simplement.
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La pierre
L’homme cassait des cailloux.
Il les cognait de toute sa rage.
Ses bras, son corps entier vibraient au choc de la masse sur les pierres.
Les cailloux éclataient en fragments aigus, une étincelle en jaillissait parfois.
Il aurait voulu en souffrir la morsure ; il aurait voulu à chaque coup porté se briser lui-même tout entier.
Un jour, il trouva une pierre.
Elle n’était pas belle, elle était parfaite.
Les courbes, les arêtes en étaient parfaites ; le grain en était parfait.
Il en approcha la main, en ébaucha les contours dans l’espace, troublé, inquiet.
Il ne cassa plus de cailloux.
Chaque jour, maintenant, du regard il s’emparait de la pierre ;
puis il s’épuisait en une danse de rage impuissante et fascinée.
La pierre était sans faille.
Il s’assit enfin.
La mort les embrassa, la pierre serrée contre son âme.
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Je ris
Une masse qui m’engloutit
Je ris
Et le rire se fait larmes
Je m’éclaire
Et c’est la nuit qui tombe et qui m’étouffe
Je m’ébroue
Et la glace m’enserre
Je me sens exister
Et tu me dis que je ne suis rien
Tu me fais taire si je parle
Tu fais de mes désirs des rêves d’illusion
Je nais
Et tu m’avortes
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La tête de l’ange
Cela avait commencé par la joue.
Un petit trou, rond et net, avait surgi sur la pommette gauche, vers le haut, à mi-chemin entre l’oreille et le coin de l’oeil.
Le deuxième trou était apparu peu après, dans la chevelure.
Puis, toute la tête de l’angelot parut criblée de ces trous, ronds et nets.
Une fine poussière blonde les bordait parfois.
La joue, ronde et pleine, n’était plus maintenant qu’une dentelle de galeries prête à se défaire tout-à-fait.
Le visage conservait encore sa forme, blessé seulement de cette joue dévorée.
La chevelure bouclée était creusée de sillons profonds, tracés comme avec une lame ébréchée.
Le menton, puis le nez furent atteints.
Le sourire de l’ange avait disparu dans un rictus déchiré.
L’oeil droit fut écorché, enfin.
La tête de l’ange n’était plus que moignon de bois blond déchiqueté.
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C’était le froid…
C’était le froid en toi.
Le froid t’avait saisie, enserrée, engloutie dans un vide profond, épais comme la terre.
Puis, tout fut oublié, le vide, le noir, le froid.
Il y avait, maintenant, et la chaleur et la lumière, les couleurs et les sons, les mots et les caresses.
La douceur est fragile. Tout s’est cassé, désagrégé.
Les griffes du froid, alors, ont fouillé les blessures. L’eau s’est glacée en toi.
Une lueur, là-bas, ne s’est pas étouffée ; mais tu ne l’as pas vue. Elle brûle, cependant, si ténue et si forte.
Il faut te retourner, la saisir, te laisser pénétrer jusqu’au noir de la glace.
Ne plus la perdre, enfin.
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Selon…
Claires, sombres, aiguës, violentes…
Grises, noyées…
Selon mes jours et mes saisons
Tendres, mordantes, glacées…
Selon que j’aime ou que la haine me hante
Noir profond d’un désir perdu
Orange ciel
Rouge terre brûlée
Vert olivier, gris
Jaune pisse de chien
Violet en deuil
Rouge sang vif
Arc en ciel d’un jour et d’un autre,
Selon…
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